lundi , 20 octobre 2025

L’entropie et la messagerie – Entretien avec Michel Serres

Entretien réalisé avec Michel Serres (*) à l’INPT de Rabat. Entretien réalisé par Ahmed Khaouja.

Question 1 :

Vous avez affirmé que la messagerie véhiculée à travers les différents réseaux de communication est néguentropie. Moi je vois plutôt l’inverse. Plus les réseaux de télécoms et de communication se propagent et augmentent plus il y a crise de l’intelligence. On constate cette crise horizontalement entre les experts et verticalement entre les experts et les peuples. D’ailleurs l’homme politique n’arrive plus à gérer certains domaines comme l’écologie, la démographie et les médias.

Réponse :

Quand on disait à sage grecque, quelle est la meilleure chose au monde. Il répondait la langue ou le langage. Et quand on lui demandait quelle est la pire chose au monde, il répondait la langue ou le langage. On constate actuellement une dérive et un va et vient entre le mal et le bien en ce qui concerne l’usage qu’on peut faire des intermédiaires. La langue étant un intermédiaire le plus pure de nos différents intermédiaires et le plus utilisée.  Donc il est vrai d’une part et je vous l’accorde entièrement que l’augmentation de nos relations à un effet éminemment nuisible. Cela tient à un fait. On ne peut pas parler de la même manière à une personne une fois par jour qu’à un millier de personnes mille fois par jour. Et que ce nombre dépassant un seuil peut transformer complètement par dérive nos relations. On n’a pas la même relation avec une personne ou avec un millier de personnes quand on est une personne élue par exemple. Surtout quand on est sans arrêt en communication publique. On note une dérive de la langue, une dérive des cultures, une dérive des moyens de communication. Qui tient simplement à un fait expérimental et que vous expérimentez chaque jour. On peut considérer ce fait vrai à tel point qu’on peut le qualifier de théorème. En effet dès qu’une voie de communication est parfaite elle devient tout de suite encombrée ? c’est l’exemple de l’autoroute. Quand une autoroute est parfaite. Elle est très utilisée et elle devient encombrée. Ainsi elle devient parfaitement imparfaite. Donc il y a une sorte de bascule du bon ange au mauvais ange et ce d’une manière imprévisible.

A quoi il faut faire attention. C’est ça ma réponse. Le constat est d’accord avec vous. Ma réponse consiste à dire qu’au fond nos systèmes de communication sont depuis toujours des intermédiaires soumis à une bascule entre le bien et le mal. Il n’y a rien de meilleur de dire à quelqu’un je t’aime et rien de pire de lui mentir en lui le disant. Dans la même mission de voie je peux sauver quelqu’un ou le damner. Donc il y a une logique raffinée et à laquelle il faut faire attention. Quel est le problème qu’on rencontre dans les télécoms aujourd’hui ? C’est extraordinaire : nous avons le meilleur outil de communication, de pédagogie et d’apprentissage du monde et du peuple entier et nous l’utilisant à endormir et à enchanter les gens. C’est quand même extraordinaire. Il suffit d’un bon gramme de bonne volonté pour basculer les choses dans l’autre sens. Finalement c’est à nous d’agir dans le bon sens. Pourquoi ne pas utiliser les grands systèmes de communication à l’apprentissage des gens. C’est vrai ces systèmes sont en bascule. Notre liberté est d’agir sur ces systèmes de communication en bascule. Par conséquent il n’y a pas de fatalité dans les systèmes. C’est à nous d’agir. C’est notre liberté !

Question 2 :

Vous avez dit dans vos écrits que la philosophie est la totalité.  Moi je dis plutôt que la totalité est non la vérité. Est-ce que le philosophe n’est pas responsable de la crise de l’intelligence actuelle, du notre monde chaotique et de l’entropie en augmentation. Est-ce que Descartes n’est pas aussi responsable en donnant plus d’importance à la raison en négligeant la sup-rationalité. Pour cela je me réfère à René Guenon qui est un français.

Réponse : Votre deuxième question est très intéressante. J’aime bien répondre aussi à cette question. Devant la crise de l’intelligence et devant les problèmes écologiques qu’elle pose vous avez alléger les questions de religion. J’aime bien répondre à cette question. Dans votre question vous avez utilisé le verbe négliger. Vous dites est ce que le philosophe est responsable aujourd’hui ? La réponse est oui. Je dirai tout à l’heure pourquoi. Dans ce verbe négliger il y a la réponse à la question sur la religion. Les linguistes disent que le mot religion est composé d’un préfixe « RE » et d’une racine « LIG ». « RE » veut dire un retour. Pour certains linguistes « LIG » veut dire lien social. Dans obligation on retrouve le mot « LIG ». Ce n’est pas le sens de la racine qui m’intéresse, c’est plutôt le « RE ». Qu’arrive-t-il si je n’avais pas de religion ?  Dans la coutume on dirait que je suis athée, non croyant, non pieux…Le linguiste n’est pas intéressé par ces mots. Le linguiste est intéressé par la chose suivante : quand on évoque l’entropie et on veut dire l’inverse on dit néguentropie. Donc on met NEG devant entropie pour dire néguentropie. C’est-à-dire vous niez l’entropie. Que faisons-nous si je niais la religion. Nous allons écrire NEG devant LIG. On obtient ainsi le verbe négliger !

L’inverse du mot religion n’est pas l’athée. Ce n’est pas celui qui ne fait pas sa prière. L’inverse de religion c’est celui qui est négligeant. Ce lui qui néglige quelque chose de fondamental. Il y a réellement quelque chose de fondamental dans la langue. Ce qui pourrait nous ramener à ce qui peut être l’idée de la religion à côté de la science et de la culture. Donc si nous ne négligeant pas on ne serait pas à l’intérieur des problèmes actuels.

(*) Michel Serres né en 1930 à Agen dans le sud-ouest de la France. Michel Serres est un philosophe des sciences. Ila réalisé plusieurs travaux et il a occupé plusieurs fonctions au cours de sa vie. Par exemple en 1968, il soutient une thèse de doctorat, intitulée « Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques ». Membre de l’Académie française et de l’Académie européenne des sciences et des arts. Il a notamment publié en tant qu’enseignant chercheur des ouvrages faisant autorité en matière d’histoire des sciences, et de la philosophie des sciences. Michel Serres meurt le 1er juin 2019, à l’âge de 88 ans à Paris. 

Entretien réalisé par Ahmed Khaouja le 6 avril 1993.

 

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